Le ressentiment comme mobilisation politique

Publié le par Alain Durand

Il existe des lois qui condamnent et sanctionnent à des peines correctionnelles ceux qui incitent à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, ethnique ou religieuse. Cette disposition, déjà ancienne, qu’on retrouve dans le Nouveau Code Pénal concerne les personnes physiques ou morales. Or, on peut s’étonner qu’il n’existe pas une même législation pour ceux qui poussent à la haine sociale ou politique.



Je veux dire par là, que, en marge de la liberté d’expression, on observe presque tous les jours dans la vie publique des prises de positions qui relèvent soit du cynisme, soit de l’esprit de sédition ou encore de l’incitation à la vengeance. Ces déclarations de leaders politiques et syndicaux ne rencontrent pas de résistance, et même suscitent de la sympathie comme jadis les jeux du cirque à Rome. Pour comprendre ces mécanismes, il est peut-être utile de faire un peu de psychologie sociale et de mettre en évidence ce réflexe des foules en examinant de plus près le ressentiment.


L'homme du ressentiment est celui qui subit au lieu d'agir ; il n'agit pas mais il réagit. Autre facteur important : il éprouve du ressentiment envers lui-même et les autres. L’homme du ressentiment est enfermé dans des culpabilités dont il ignore la véritable nature ; il voudrait confusément se punir lui-même, animé par un esprit de vengeance. Mais cet esprit de vengeance, d'abord tourné vers lui, se fortifie et se tourne ensuite vers les autres ; il recherche alors la culpabilité des autres. « On m’a trompé », voilà la formule magique qui résout tout. Ce mécanisme est insidieux et il est particulièrement virulent chez ceux qui manquent de lucidité à l’égard d’eux-mêmes. Ce qui nous étonne alors, c’est ce mélange inextricable de violence et de faiblesse chez ces mêmes individus. L’actualité politique, sociale et syndicale ne manque pas de nous fournir une matière abondante pour alimenter nos rancunes. « Je suis bon parce que tu es méchant » ; voilà à peu près le raisonnement de l’homme du ressentiment.


Chez l’homme de ressentiment le persécuteur n’est plus interne (comme le surmoi de la psychanalyse), mais il s’est tourné vers autrui, vers des victimes potentielles. Avec beaucoup de candeur, à l’abri de quelques bons sentiments et souvent au nom d’un certain idéalisme ou altruisme… notre petit juge porte ses attaques contre les méchants qu’on lui présente. Il importe de bien saisir quelle arrière-pensée se cache derrière ces attitudes vindicatives et faibles à la fois. C’est une forme contemporaine de barbarie et de nihilisme, un désir de mort.


Le propre d’une société dont les valeurs se sont écroulées est la perte du sens. C’est pourquoi le même homme peut s’accrocher fébrilement, d’une part, à des vestiges de moralité et, d’autre part, faire preuve de la plus parfaite insensibilité. Comment peut-on prôner le matin le « modèle social français », puis, à la tombée de la nuit, s’adonner aux joies de la spéculation boursière sur le net… en sachant que les opérations les plus juteuses sont parfois celles qui se font au détriment du bien commun.


Les sentiments les plus bas de l’humanité sont facilement instrumentalisés. Il y a toujours un leader pour désigner les méchants : ceux qui sont de l’autre coté du mur, les responsables du mal dont on souffre, les causes de nos frustrations les plus intimes. Un homme déprimé et malheureux est très sensible à ces suggestions. Or, dans une société dite d’abondance et de liberté, les causes de nos frustrations sont innombrables, ce qui alimente d’autant plus nos appétits de revanche. La revendication des droits est infinie.


A cette pseudo morale du ressentiment, il faut opposer une philosophie de la vie et de la volonté. On ne peut pas toujours se cramponner à une idée illusoire de la sécurité ni à des valeurs négatives. L'autonomie, l'indépendance d'esprit, la créativité sont infiniment plus belles et fécondes que le ressentiment, ce poison de l’âme. De grandes révolutions se préparent : certaines sont invisibles (comme la révolution de l’informatique et de l’information) et d’autres (économiques ou démographiques) ont lieu en Chine, dans le monde musulman ou en Asie du sud-est. L’homme du ressentiment se laisse souvent surprendre par l’histoire qui se fait sans lui.


Les révolutions invisibles qu’on ne voit pas, celles de la pensée par exemple, sont peut-être les plus importantes. Nous échappons aux grandes crises nationales et aux guerres qui rythmaient l’Histoire d’antan, mais ce n’est pas pour autant que l’Histoire de la planète se fige. La grande solitude de la vie urbaine, le désarroi et la relative confusion intellectuelle de l’homme occidental, peuvent aussi lui donner le sentiment qu’il vit à l’abri de tout... comme s’il n’avait qu’à négocier, jour après jours, les conditions matérielles de son confort. Mais c’est une illusion pernicieuse. Si chacun vit pour soi, alors chacun est virtuellement l’ennemi de tous ! C’est une nouvelle forme de barbarie, c’est le retour à l’état de nature. Les historiens nous rappellent que les sociétés totalitaires (comme les sectes) sont précisément celles qui isolent chaque individu de toute appartenance communautaire. Seul parmi tous, seul contre tous ! C’est l’histoire de l’esclave consentant : il a fini par aimer ses chaînes à condition qu’il puisse haïr son maître.


Il faut beaucoup de force d’âme pour échapper au ressentiment, pour préférer la liberté et le partage de la liberté aux séductions de la rancune perpétuelle et généralisée, à la guerre de chacun contre tous.


Il va sans dire que le ressentiment joue un rôle majeur dans la vie politique contemporaine, jusque dans le mépris que le plus grand nombre d’entre nous nourrit à l’égard des politiques. L’outrecuidance des uns, l’esprit revanchard des autres augmentent sans cesse la capacité de nuisance de ce poison. Un sens dévoyé de l’égalité et de la démocratie peuvent d’ailleurs fort bien s’articuler à une morale du ressentiment.


Il y a aussi une part de ressentiment dans les revendications nationalistes et identitaires, c’est évident. Mais un regard exercé ne manquera pas de l’apercevoir aussi dans l'humanitarisme. L’humanitarisme, c’est l’amour vaguement mondialiste et multiculturel d’une abstraction ; c’est un amour coupé du passé historique, déraciné ; alors que l'amour de ce prochain concret, de cet individu bien réel (mon voisin par exemple), l’amour d'une famille ou d'un peuple est bien plus exigent. On peut avoir un amour inconditionnel de l’humanité en général et la haine de son prochain, une sorte d’amour haineux. Le ressentiment est du même ordre. Ce qui insupporte finalement à l’homme du ressentiment c’est que l’autre soit ce qu’il est, a fortiori s’il est dans la joie et l’abondance de biens. Seule une parfaite lucidité à l'égard de soi-même peut remédier à cette pathologie.


Le monde et la société forment un vaste champ de forces. Soit ces forces s'opposent et luttent sans cesse, soit elles s’organisent en rapports hiérarchiques sous la domination de l'une d'elle (le capital, la force militaire, la puissance administrative ou l’autorité de la tradition, etc.). Mais la plus grande des forces est peut-être celle dont on peut ne pas faire usage. C’est la force de la Loi qui met fin à la violence et qui protège les faibles contre les forts, c’est aussi la force de la bienveillance qui met fin au ressentiment.


Bien sûr, on ne peut pas exiger de quelqu’un qu’il ait telle ou telle attitude morale ; un choix éthique procède, par définition, de la liberté souveraine de l’individu. De plus il y aurait là une forme de dictature, le politique débordant sur la vie privée. D’ailleurs je vois mal une quelconque police des bonnes mœurs parcourir nos rues avec une badine à la main. Mais à partir du moment où on tolère dans la vie publique des attitudes vindicatives et haineuses, il y a quelque chose qui cloche dans nos démocraties. Ce sont alors les médiocres et les plus haineux qui donnent le ton, qui déterminent le climat social.

 
 

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S
Mes frères musulmans sont dans ce TRIP du ressentiment, les ouvriers comme les intellos, je vous demande de réfléchir, dans un prochain article, à la façon dont la république française pourrait remédier à ça.
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J
Ceux que vous appelez les "leaders" politiques sont des chefs de meutes; on ne peut que les suivre aveuglément ou pas du tout! C'est ce qui m'a détourné, à tout jamais, d'un engagement dans un parti ou un syndicat. Et pourtant il serait plus utile que jamais de s'engager dans la vie publique, pour en chasser les pousse-au-crime.<br /> Bonne continuation, et bon courage...
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